Rencontres scientifiques universitaires Sherbrooke-Montpellier 2019 - Université de Sherbrooke, 19 au 21 juin 2019
Vieillissement des faits de langue, innovation et changement linguistiques
1. Argumentaire
Les problématiques croisées du vieillissement, de l’innovation et du changement linguistiques interpellent les chercheurs depuis longtemps. Ainsi, Bréal (1883) s’intéresse déjà à ce qu’il nomme des lois « qui président à la transformation des sens, au choix d’expressions nouvelles, à la naissance et à la mort des locutions » (p. 133). Dans Essai de sémantique (1897), l’auteur examine plus avant une série de phénomènes, très divers, en lien avec les thématiques précitées. Parmi les phénomènes étudiés, certains seraient des « causes » ou, en tout cas, des « déclencheurs » du changement linguistiques (p. ex. la tendance à la spécialisation, dénommée ultérieurement grammaticalisation par Meillet 1912 [1965]) ; d’autres seraient plutôt des effets ou des conséquences du changement. En guise d’exemple, citons la polysémie, qui peut notamment résulter d’une métaphorisation ou d’une métonymisation, mais aussi de ce que Bréal appelle l’« élargissement » de sens ou encore le « rétrécissement » de sens. De même, l’auteur envisage l’existence momentanée d’une synonymie exacte entre mots, découlant de changements survenus au sein d’un système linguistique. Dans un tel cas, la synonymie serait toutefois rapidement éradiquée du fait que les locuteurs auraient spontanément tendance à « répartir » les doublons, c’est-à-dire à les différencier au plan conceptuel ou, simplement, à éliminer l’un d’entre eux.
Les travaux pionniers de Bréal n’ont pas réponse à tout. Un siècle plus tard, on cherche toujours à modéliser le vieillissement, l’innovation et le changement linguistiques, à en dégager les causes et à en mesurer les effets sur l’organisation synchronique des systèmes langagiers. Dans cette perspective, Croft (2000) élabore la Théorie de la sélection de l’énoncé, inspirée de la théorie généralisée de la sélection développée par le philosophe des sciences D. Hull (Evans et Green 2006). On reconnaît ici la métaphore biologique où interviennent les concepts de ‘réplicateur’ (correspondant à un item linguistique quelconque utilisé dans un énoncé, nommé lingueme), d’‘interacteurs’ (désignant les locuteurs/interlocuteurs), de ‘réplication’ (qui serait soit « normale », soit « altérée »), de ‘sélection’ (qui amènerait à reproduire une réplication « altérée » et à la propager) et, enfin, de ‘lignée’ (en écho à l’étymologie). Ce modèle à lui seul ne suffit cependant pas à expliquer le changement et les phénomènes annexes : tout au plus, il décrit la manière dont un changement donné pourrait s’enraciner en langue. La théorie de la sélection de l’énoncé est donc complétée par un certain nombre de maximes interactionnelles qui guideraient le comportement langagier et amèneraient les locuteurs à opter soit pour une réplication normale (p. ex. ‘Parlez de manière telle qu’on vous comprenne’), soit pour une réplication altérée – au cœur du changement (p. ex. ‘Parlez de manière drôle, amusante’ ou encore ‘Parlez de sorte qu’on vous remarque’).
Le respect des maximes mentionnées ci-dessus serait intentionnel. Or une réplication altérée n’est pas forcément intentionnelle (p. ex. lorsqu’il y a grammaticalisation ou encore lorsqu’un changement phonétique conditionné se produit) de sorte que le modèle introduit plus haut ne parvient pas à couvrir tous les cas de figure inhérents au changement et aux phénomènes afférents, tels le vieillissement et l’innovation. Aussi, une modélisation en symbiose, qui ferait intervenir des procédés misant sur l’existence de changements tant inconscients que conscients, paraît incontournable.
Travaux cités
Bréal, Michel, 1883, « Les lois intellectuelles du langage. Fragment de sémantique », Annuaire de l’association des études grecques en France, 17, p. 132-142.
Bréal, Michel, 1897, Essai de sémantique. Sciences de significations, Paris : Hachette.
Croft, William, 2000, Explaining Language Change: An Evolutionary Approach, London: Longman.
Evans, Vyvyan et Melanie Green, 2006, Cognitive Linguistics. An Introduction, Mahwah: Lawrence Erlbaum Associates et Edimburgh University Press.
Meillet, Antoine, 1912 [1965], « L’évolution des formes grammaticales », Linguistique historique et linguistique générale, Paris : Honoré Champion, pp. 130-148.
2. Axes de réflexion du colloque
- Plans théorique et méthodologique
On cherchera ici à dégager un certain nombre d’éléments déclencheurs du vieillissement en langue, qu’ils soient intrasystémiques ou extrasystémiques. On s’intéressera au poids relatif de ces différents éléments, à leur hiérarchisation ainsi qu’à leur interaction éventuelle.
On approfondira également les questions générales liées au phénomène du vieillissement langagier, comme les suivantes :
- qu’apporte à la recherche synchronique la prise en compte des faits de langue vieillis ?
- y a-t-il des types d’items linguistiques qui seraient davantage sujets à vieillir vite ? Par exemple, les morphèmes lexicaux ont-ils tendance à être l’objet d’un déclin plus rapide que les items grammaticaux ?
- comment identifier les faits de langue en voie de vieillissement ou vieux sous l’angle méthodologique ? Avec quels outils (p. ex. statistiques, enquêtes de terrain, mise à profits de glossaires et de dictionnaires de langue « ancienne »…) ? Avec quels corpus ?
- quel serait le laps de temps normalement impliqué pour qu’un fait de langue soit perçu comme vieux, voire obsolète ? Comment mesurer ce temps (p. ex. en terme générationnel) ?
- …
- Plan documentaire (études de cas)
Toute analyse de faits de langue qui, dans une synchronie donnée, pourraient être tenus pour vieux ou en voie de vieillissement sera la bienvenue. Seront ainsi à l’honneur les études de cas se rapportant à des phénomènes qui font date ou qui, à tout le moins, tendent à perdre de la vitalité – qu’ils soient d’ordres phonétique/phonologique, lexical, morphologique, syntaxique ou pragmatique.